Panthéon moderne : Vitesse, Plastique, Internet

Au début du mois d’avril je me suis retrouvé avec quelques ami·e·s pour une marche en itinérance dans le Lot. Sac à dos, une bâche, vivres et eaux sur le dos et c’est parti pour une semaine nuit et jour dans le vert. Une nouvelle fois titillé dans des évidences que je voulais mettre à l’écrit, et nourri par des discussions pendant et après cette marche, j’ai eu envie de partager ce billet.

Mon premier Seigneur est la vitesse

Plus précisément la vitesse permise par un monde où l’énergie est abondante et pas chère et principalement propulsée par l’essence, une des manières les plus concentrées de stocker de l’énergie que nous ayons inventées.

Grâce à elle j’ai pu parcourir 750 km sur une semaine pour aller faire une rando avec des amis. 125km de marche de randonnées en échange de 750km de trajet en voiture/bus/train. 6 jours de vacances, soit 125 km parcourus grâce au pétrole et son énergie pour chaque jour passé sur le chemin.

Au 18e siècle, la période de l’histoire humaine où l’on savait se déplacer le plus rapidement de l’histoire française (et humaine en fait) avant la grande accélération de la Révolution Industrielle, il fallait pour faire Paris – Toulouse, soit environ 700km, 15 jours par carrosse, coche ou messagerie.

15 jours vs 2 demi-journées. AMEN.

Mon deuxième Seigneur est le plastique.

Grâce à lui j’ai pu ne porter que ~14 kg et être autonome en eau pour une journée, être autonome en abri et en nourriture pour plusieurs jours, et sec. Mon sac à dos est tout la fois solide, peut contenir un volume 60L, et est à peu près étanche et léger (2kg pour 60 L).

Grâce à lui j’ai (en partie) des vêtements synthétiques légers, chauds et qui respirent comme la polaire mais aussi d’autres vêtements plus techniques. Grâce à lui je peux monter un abri imperméable en tendant une bâche de 3m x 3m au-dessus de ma tête, tenue par à des paracordes solides et légères, et dormir au chaud et confortablement grâce à mon duvet synthétique et mon matelas en mousse, tous deux compacts et légers.

Tout cet abri et couchage peut peser moins de 3kg, grâce aux propriétés du plastique. Le plastique c’est fantastique. Grâce à lui et à toute la pétro-industrie nécessaire à sa production et sa livraison jusqu’à chez moi, je peux être « AUTONOME ».

Une tonne de plastique finit dans l’océan toutes les trois secondes. Depuis 1950, sa production a été multipliée par deux cents.

15kg, autonomie quasi complète et confortable pour 3, 4 jours sans faire vraiment d’effort, et bien plus si je le voulais. AMEN.

Mon troisième Seigneur est l’Internet.

Préparation minimale, confiance maximale. Internet, et la disponibilité des réseaux plus généralement, permet de rester connecté au monde et se sentir relativement sécurisé, même dans les zones peu habitées du pays. En cas de besoin les secours ne seront jamais qu’à quelques heures de distance.

Je peux me permettre de ne pas planifier l’intégralité du voyage et l’improvisation est permise car je peux accéder à des informations depuis une zone relativement isolée, je peux interagir avec d’autres humains et voyageurs à des centaines de km de moi pour se coordonner et bénéficier de trajets, réserver des billets pour des transports sans attendre d’être devant un guichet de gare, ni même dans une ville en fait.

Mais surtout je peux rentrer chez moi et retrouver ma connexion au très haut débit, travailler, me divertir, me tenir informé des nouvelles du monde entier, communiquer avec collègues, amis, relations parasociales, et parfaits inconnus en quelques millisecondes, où qu’ils soient dans le monde. En 1 ou 2 heures je peux avoir “rattrapé mon retard” sur l’activité notable du monde pendant mon absence.

Ah. Sauf que non.
Plus d’Internet à la maison.

“Les Dieux nous ont repris le feu”

Retour 10 ans en arrière quand je vivais en Italie, où ils n’avaient pas tout compris, car ils n’avaient pas Free, et l’internet était limité, et cher. Plusieurs euros pour chaque giga de données. Ici même les SMS étaient cher, tout le monde est connecté au WI-FI autant que possible et n’utilise que Whatsapp pour communiquer et si t’as pas de connexion câblée, tu dépends, comme c’était mon cas, d’une clef 3G/4G hors de prix.

Une époque où j’allais sur le WI-FI lent de la bibliothèque municipale, télécharger des vidéos en 360p pour pouvoir les regarder depuis chez moi. Une époque où j’installais des extensions sur mon navigateur pour désactiver le Javascript (en gros ce qui permet l’interactivité sur les pages internet) et bloquer les images afin de ne pas plomber mon « budget Internet » trop vite (et ne pas exploser mon budget tout court en fait).

À l’époque je travaillais en tant que freelance en développement web et j’ai appris de cette expérience ce que c’était de ne pas avoir accès illimité et rapide à Internet, un privilège que la plupart d’entre nous prenons comme une évidence presqu’aussi naturelle que le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest.

Je pense que ça ferait beaucoup de bien au web des années 2020’s si les développeurs avaient tous expérimenté cette contrainte dans leur quotidien et avaient intégré les bonnes pratiques qui rendent accessibles les sites même à ceux qui n’ont pas beaucoup d’accès au net.

Redécouvrir pendant 2 semaines ce qu’est l’internet sous contraintes était une bonne piqûre de rappel. Et une occasion de me poser la question de mes dépendances.

Et sans plastique ? Et sans essence ?
Plastique, essence/pétrole, vitesse et internet haut débit illimité, si j’imagine ma vie dans un univers parallèle où ces choses n’existent pas en quoi serait-elle différente ? Ou qu’elles existent mais que moi non plus je n’y ai pas accès, comme des millions d’humains sur cette planète ? Quels changements opérer, quels efforts, quels inconforts concéder pour apprendre à s’en passer ? À quel point faire ce que l’on aime doit obligatoirement passer par une dépendance à ces trois divinités de notre Panthéon moderne, qui ont les conséquences qu’on connaît sur le monde ? Comment inventer d’autres manières de faire ?

Des questionnements croisés avec un de mes co-pain de rando qui m’a partagé ce court-métrage, JADIS Looking Backwards (que je vous publiais ici il y a quelques temps), alors que j’écrivais le premier jet de ce billet.

Pistes de réflexions et questions laissées ouvertes. D’ici à la prochaine marche.

Pistes

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